« Sous les arbres le ciel »
En observant la lumière du soleil, en particulier celle qui passe entre les feuillages d’un arbre, il y a un phénomène en japonais appelé komorebi 木漏れ日. Je me suis demandée pourquoi les ombres projetées des arbres ne correspondent pas tout à fait à la forme de l’arbre en question.
Sous les arbres se trouve un véritable observatoire d’où il est possible de contempler l’image du ciel à l’envers. Les komorebis ne sont pas que des taches de lumière, leurs formes rondes ou ovales sont des images du soleil. Lorsque la lumière passe à travers un petit trou (comme dans la camera obscura), elle projette son image inversée sur une surface plane. Les komorebis sont donc visibles grâce aux trous formés par les feuillages des arbres, mais également grâce au ciel dégagé et à la pénombre sous la canopée. (1)
Regarder le soleil sans se brûler les yeux devient ainsi possible.
Chaque komorebi est unique et éphémère, tout comme les couleurs du ciel qui, par leurs changements, nous rappellent que la terre tourne. Ces apparitions sont omniprésentes, discrètes et silencieuses. Elles s’offrent à ceux et celles qui les remarquent.
Comment témoigner de ces expériences visuelles ?
Une urgence et une nécessité d’observer ces scènes fugitives s’imposent, surtout lorsque la photographie ne parvient pas à capturer ce que l’on vient de vivre. À travers mes observations du soleil en Belgique et au Japon, je tente de réapprendre à observer sa forme, sa couleur, ses mouvements qui changent sans cesse. J’accorde une attention particulière à l’émotion et à la sensation que ces rencontres m’ont procurées. À travers le dessin, la peinture, la gravure et la vidéo, je tente de les faire exister un peu plus longtemps que leurs brèves apparitions. Sous les arbres, je peux dessiner une version miniature du soleil à mes pieds (le soleil est pourtant 110 fois plus grand que la Terre). Je peux le « toucher » en jouant avec mon ombre et les formes rondes des komorebis qui s’imbriquent au contact de chacun. Je peux aussi l’« effleurer » au pinceau, à la pointe sèche, ou au crayon pour tenter de comprendre picturalement la transition entre ce que l’on nomme « ombre » et « lumière ».
À l’inverse d’une image qui se consomme rapidement, ces œuvres se dévoilent lentement, à leur propre rythme. Elles sont le résultat d’une pluralité de temps qui se juxtaposent : la lenteur du végétal, la rapidité de la rotation de la terre, le temps d’observation, les traces gardées d’une scène fugitive, le processus de reconstitution d’une image, ainsi que les nouveaux éléments qui s’invitent pour imaginer un autre paysage. (2)
Beaucoup de phénomènes lumineux nécessitent encore aujourd’hui une observation empirique et directe à l’œil nu : par exemple, la surveillance des taches solaires utilise encore aujourd’hui le dessin à la main comme méthode d’observation du soleil afin de garantir une continuité avec les relevés réalisés il y a 400 ans.
Peindre/dessiner/graver ce que je vois me donne l’impression d’être en phase avec le temps : tenter de trouver la bonne couleur d’un coucher du soleil avec mes pigments, marquer l’apparition éphémère d’un komorebi dans une plaque en métal, attendre l’arrivée du soleil sur mon mur pour le filmer au bon moment, …
Je souhaite rendre hommage aux arbres qui font ce lien entre la Terre et le ciel : ils s’enracinent pour mieux s’élever vers le ciel. Chaque feuille accueille la lumière sur sa surface, chaque racine puise de l’eau pour permettre la magie de la photosynthèse et de la vie. (3)
Sous les arbres, le ciel, les soleils, les éclipses, les nuages, les levers du soleil, les couchers du soleil, la météo, l’espace, la vitesse de rotation de la terre, le temps, le printemps. (4)
Michiko Van de Velde
Notes en plus
(1) Si une partie du soleil est cachée par un obstacle, par exemple la lune, les komorebis ne seront plus des ronds, mais des croissants, à l’image d’une éclipse partielle solaire.
Si une partie du soleil est masquée par un horizon, des demi-cercles apparaissent. Si une partie du soleil est occultée par un nuage, …
(2) « Avant d’être un spectacle conscient, tout paysage est une expérience onirique… Mais le paysage onirique n’est pas un cadre qui se remplit d’impressions, c’est une matière qui foisonne. » Gaston Bachelard dans L’eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière.
(3) « La quête de la lumière est leur seul dessein » (leur = les arbres)
Jacques Tassin (Biologiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad)), dans « Je crois aux arbres », édition Odile Jacob, 2021
(4) Sous les arbres, le printemps
Le soleil ne se trouve pas seulement sous les arbres, mais également sous la Terre : lorsque les premiers scribes de l’Antiquité chinoise inventent le mot « printemps 春 », ils composent l’écriture en incorporant le mot « soleil 日» sous les racines. C’est le moment de l’année où l’énergie diurne réveille les racines cachées sous terre.
« Bien entendu, à demeurer longuement sous les arbres, je suis maintenant trempé »
Jacques Tassin (Biologiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad)), dans « Je crois aux arbres », édition Odile Jacob, 2021
(kb) 木 Arbre
(mo) 漏 qui fuit, qui coule
(re) れ
(bi) 日 Jour,soleil