Pour ce projet, je vais revenir à mon Père.
Un jour, j’étais dans les calanques à Marseille : un homme blanc et un homme noir se parlent. L’homme blanc parle de tout et de rien. En tentant de sortir une petite barque de l’eau, il dit, de mémoire :
“L’homme Blanc : C’est la barque de la famille, tin’ il fait chaud là“ (il a du mal à sortir la barque de l’eau en la tirant, elle est lourde)
L’homme Noir : laisse je vais te montrer (il récupère deux roues
vissées sur une planche non loin, les cale en dessous de la barque d’un côté, soulève l’autre partie et tire la barque pour la sortir de
la pente douce sur laquelle elle était prise en sortant de l’eau)
L’homme Blanc : Mais toi t’es pas bête dis donc, c’est vrai que t’as le sens pratique.
L’homme Noir : Non, tu as juste oublié que le Noir il est fainéant.
(ils rient ensemble)”
Six mois plus tard. Mon père, marocain, né au Maroc, arrivé en France à dix-huit ans, reparti depuis, lors d’une de nos rares conversations :
“L’arabe il est fainéant”.
Mon père déteste le Maroc ouvertement. Il déteste la France en lui-même. Il n’a pas d’avis sur la Belgique.
Ces deux souvenirs ne sont que deux, par choix. En vérité, j’en ai des dizaines consciemment, en réserve. Sans doute plus, oblitérés par le couple que forment la mémoire et la résilience.
Ce sont les points de départ du travail que je veux mener : comment ces conflits internes racontent à eux seuls l’échec de l’immigration et la nécessité de l’émergence d’une parole.
Il est temps qu’à celles et ceux qui n’ont pas de refuge culturel – ceux et celles qui ont appris à se vomir – répondent celles et ceux qui ont deux cultures. Il faut offrir cette troisième voie. Cela devient urgent.
“Notre simple existence, doublée d’un poids démographique relatif 1 pour 6) africanise, arabise, berbérise, créolise, islamise, noirise, […] aussi sûrement que le sac et le ressac des flots polissent et repolissent les blocs de granit aux prétentions d’éternité.”
Houria Bouteldja
Pour moi, ceci rejoint l’hybridation dont j’parle qui trouve son sens en nous-mêmes, ni plus ni moins. Nous sommes la génération Gryffondor et Serpentard, Jedi et Sith, Coca, Pepsi ; nous sommes colonisateur·ices et colonisé·es. Nos cultures se rejettent mutuellement et pour survivre, pour continuer à avancer, nous avons trouvé des stratégies afin d’apprendre à coexister. Nous sommes des laboratoires ambulants qui trouvent leur nécessité vitale dans la résolution des problèmes et des tensions que notre société rencontre aujourd’hui. Ni plus ni moins. Avant qu’on nous l’enseigne, nous savons intrinsèquement que l’histoire est écrite par les vainqueurs et avons déjà résolu en nous-mêmes ce conflit. Ou tout du moins, nous avons appris à regarder ce problème en face sans en avoir honte. Sans que la culpabilité nous trouble l’esprit etbloque nos réflexions. Nous sommes là pour oser, parler et questionner. Nous sommes d’ici et d’ailleurs et avons appris à nous penser en dehors de nos simples circonstances.
Voilà pourquoi aujourd’hui je veux travailler entre autres sur un mythe antique tout en le transformant, car nous sommes ces mythes antiques et leur transformation.
Et contrairement à mon père, je sais que ces histoires m’appartiennent.