Jérôme Bouchard - on n'y voit rien : tout de suite

image - Jérôme Bouchard - on n'y voit rien : tout de suite

A propos

Par quelle antiphrase – ou par quelle ironie ? - un artiste visuel en vient-il à annoncer au regardeur, en exergue de son exposition, que « l’on n’y voit rien » ?


Certes, s’interroger (et nous avec) sur ce que montre vraiment l’image - quitte à nous rappeler sans relâche que « ceci n’est [toujours] pas une pipe » - a été et reste « la grande affaire » de la peinture moderne. Celle de Bouchard n’y fait pas exception, mais chez lui, cette question-là n’est pas seulement le sous-texte de sa pratique : elle se trouve intégrée à la matière de l’œuvre, dans la stratification-même qui la compose.


Expliquons-nous. Au départ de sa peinture, il y a souvent un « nuage de points » , soit la traduction graphique de l’analyse d’un site donné générée par l’appareillage géomatique désigné par l’acronyme LIDAR (Light Detection & Ranging). Malgré la métaphore nébuleuse qui devrait nous mettre la puce à l’oreille, l’instrument, incontournable aujourd’hui dans la prise de décision en matière de gestion du territoire, est donc supposé produire une vision objective de notre environnement. Même si certaines particularités de celui-ci - friches, cours d’eau, etc. - finissent par induire des trous, des imprécisions, des « traînées de données ». C’est par là que le peintre s’engouffre, reprend la main . Car sans lui, en somme, on n’y voit rien, on ne perçoit rien de l’expérience sensible du pays, c’est-à-dire du paysage. Si bien que l’on pourrait paraphraser, à propos du LIDAR la citation célèbre de l’historien de l’art Ernst Gombrich : « the innocent eye is a myth... » .


On n’y voit rien : c’est à un autre historien de l’art, Daniel Arasse, que remonte cette courte phrase, titre d’un ouvrage qui nous invite ou nous enjoint, pour enfin « voir quelque chose », à revenir à l’œuvre d’art plutôt qu’à ses commentaires - d’où le sous-titre de Descriptions. Décrire, ici, n’est pas le plus simple, tant Bouchard s’entend à cultiver l’indistinct. On dirait un paysage : il y a des cieux, des nuées, des élans végétaux, des coulures de boue, des vedute spectrales. On croirait revoir les paysages romantiques au marc de café de Victor Hugo ou les paysages déchiquetés du baroque Hercule Seghers : « De la lave, de la boue, des arbres comme des chiffons et des éboulis de galets. 1» Mais à la différence de ces deux glorieux ascendants, Bouchard ne compose pas de paysage imaginaire – bien au contraire : non seulement beaucoup de ceux-ci procèdent de synthèses informatiques indiscutables, mais ils manifestent leur enracinement dans le temps et l’espace – et Bouchard en assure la double stratigraphie, lui, le Canadien déraciné vivant en Belgique. Chacune de ces captations porte sur un espace identifié, proche des lieux où il a vécu. Pour support, il choisit la toile de lin belge, porteuse, jusque dans ses caractéristiques physiques, de l’histoire longue de la peinture occidentale, née ici-même. Van Eyck, son père fondateur, nous a appris comment elle permettait d’ancrer la métaphysique dans l’ici et le maintenant ; à l’autre bout de l’histoire, comme symétriquement, le peintre de l’anthropocène fait face à un autre « défi à la représentation », comme le dit Bouchard : figurer l’impact de l’activité industrielle qui définit son époque, sur les êtres humains et les environnements. Comment la peinture peut-elle nous faire voir cela ?


Si celle de Bouchard intègre le temps long de la géologie, elle postule aussi minutie et lenteur. Le regardeur ne gagnera rien sans la même disposition, car « on n’y voit rien tout de suite », précise le peintre. « L’art est long », disait-on autrefois : dans le faire comme dans la contemplation. Chez Bouchard, la question du « faire » est centrale, dès lors qu’il s’agit de réconcilier, dans l’œuvre, tant de données physiques et temporelles. Si, pour transcrire le « brouillard de données », il met en place des solutions techniques innovantes et improbables qui iront jusqu’à micro-perforer la toile, il sait aussi pratiquer la peinture comme un processus méditatif. Et ainsi, apposant ses glacis subtils, éclairant de couleurs jusque l’envers de la toile, le peintre procède par mises en abîme successives, défaussements, glissements imperceptibles. Pour qu’à la fin la peinture s’impose avec une sorte d’évidence souveraine et, oui !, joyeuse.


Yves Randaxhe, juillet 2024


Jérôme Bouchard tient à remercier pour leur très précieuse collaboration M. Pierre Hallot, professeur et géomaticien à l’Université de Liège, M. Bryan Stepien et Mme Amélie Dor (Relab, Liège) ainsi que l’asbl Technifutur (Seraing).

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1 Carl Einstein, (Gravures d’Hercule Seghers, dans Documents : doctrines, archéologie, beaux-arts, ethnographie, 1929, (p. 291-297).



Mini Bio

Jérôme Bouchard (1977) est originaire de Saint-Félicien (Québec, Canada), il vit et travaille à Bruxelles. Son travail fait partie de collections publiques et privées telles que le Musée des beaux-arts de Montréal, le Musée national des beaux-arts de Québec, le Musée d’art contemporain de Montréal, le Musée d’art contemporain de Joliette, la collection Hydro-Québec ainsi que la collection HBC New York. Il a participé à de nombreuses résidences d’artistes dont le TOKAS au Japon, la Fondation Boghossian (Villa Empain), le RAVI (Liège), la Cité internationale des Arts à Paris. 



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