Le mot histoire est un peu prétentieux. Rien n’est romantique dans l’histoire de ces gens ballottés en équilibre entre la misère, les rêves, l’amour simple et sans condition pour leurs enfants, et le travail qui leur rendait l’honneur. Voilà quelques petits grains que j’ai conservés précieusement dans ma main, intacts, et que je vais égrener avec plaisir. Je n’ai rien inventé.
Anna
Et pourtant il s’agit bien d’une histoire, d’histoires, d’Histoire. Le jour où Agnès Guignard reçoit des mains de sa mère Anna un cahier d’école dans lequel celle-ci a retranscrit le récit de vie d’Hagop, le grand-père d’Agnès, commence pour l’actrice et autrice de Pieds nus (vokte bobik), le trajet du saumon… Celui qui remonte la rivière où il est né. Enfant, elle a connu son grand-père, cette présence silencieuse au sourire énigmatique, qui ne parlait qu’en arménien, à sa fille. Le cahier à l’écriture brute et sans commentaire est donc celui des confidences d’Hagop vues depuis le prisme d’Anna.
D’abord habitée par la question de la vérité, notamment en visitant les Archives du Territoire de Belfort dans l’est de la France où Hagop a immigré en 1923, Agnès est confrontée à ce que la vérité peut comporter de parcellaire et de fragile, et s’approprie aujourd’hui ce récit de transmission en le portant dans son propre langage, celui du théâtre.
Diyarbakir, Mardine, Mossoul, Alep, Bagdad, Beyrouth, Marseille, Belfort …
Histoire de ce qu’a traversé ce réfugié arménien fuyant le génocide de 1915-1916. Histoire d’une survivance, d’une échappée et d’une mémoire qui ne veut pas mourir.
Histoire aussi en filigrane du chemin partagé avec humour et joie de vivre entre une mère et sa fille.
Le spectacle commence d’ailleurs au cimetière, devant la tombe d’Hagop, où la voix d’Anna enregistrée par Agnès entre en dialogue avec celle de sa fille qui est face à nous. Et c’est aussi au creux d’un dialogue entre le singulier et l’universel, le passé et le présent, le certain et l’incertain, le réel et le fictif, que se tisse la question de la présence. Celle de la voix de la mère aujourd’hui disparue, celle du fantôme au parcours intime adossé à l’Histoire, et celle du corps en jeu qui nous offre sa vérité vibrante.